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Surtout, n’essayez pas de vous tourner «vers la nature». Autant s’essayer à traverser le plan du tableau pour aller manger les huîtres qui brillent dans la nature morte.
Bruno Latour, Face à Gaïa, La Découverte, 2015
Élégies
Texte de : Fiona Morandini
Initiée en 2024, Élégies (I, Glaciers) est un chant doux et sensible dédié aux glaciers qui fait entendre un sentiment de perte et de grande mélancolie. Les glaciers disparaissent progressivement – ici et maintenant – devant nos yeux : nous sommes les témoins de leur finitude. Oscillant entre fascination et effroi, mais aussi ironie et dérision, sa mélodie, ses tonalités et ses vibrations fluctuent, s’entremêlent et se heurtent. Dans ce travail, Matthieu Gafsou livre avec subtilité et délicatesse ses observations et ressentis face au réchauffement climatique et à l’état du monde.
Sillage I et Sillage II, montrent les traces d’un glacier qui s’est retiré. Sombres, solennelles et silencieuses, elles présentent les traces de cette disparition, à l’instar du triptyque de langues glaciaires Langue I, Langue II et Langue III. Ces images sont des « lieux de mémoires »[1] témoignant de l’ancienneté des glaciers qui reculent lentement depuis le petit âge glaciaire. Paysages vierges constitués presque exclusivement de minéraux au premier regard, il est toutefois possible d’y déceler des signes de vie végétale : après la glace, la nature s’organise et les paysages évoluent. La surface argentée et étincelante des tirages pigmentaires – qui est perceptible dans tous les travaux de la série – invite l’œil à se promener et à découvrir leurs contrastes, les détails et les reliefs que ceux-ci cachent ; elle leur confère une véritable profondeur et – paradoxalement – une forme de dynamisme éclatant. Ce sentiment de perte et de nostalgie se ressent aussi dans Dégel II, portrait d’un soleil éblouissant – ou d’une pleine lune ? – entouré de nuées ondoyantes. Ces nuages éthérés et lumineux confèrent une dimension mystique, intemporelle et troublante à l’image, qui rappelle notamment les œuvres de certains peintres-météorologues du XIXe siècle.
L’illumination puissante qui émane de Sublimation I est aussi captivante qu’insaisissable et dessine le glacier qui relie le lac au ciel. Cet éclat lui confère aussi une dimension immatérielle et atemporelle, presque divine, qui évoque l’esthétique et l’expérience du sublime et du grandiose. Entre beauté et terreur, nous sommes les témoins de sa mort imminente. L’installation Glaçage constituée de longs voilages aux tonalités bleuté et blanche, fait simultanément écho au caractère monumental, mais aussi fragile et instable des glaciers. Selon la lumière naturelle qu’elle laisse entrer, les blocs de glace flottants qui la composent se transforment en des masses rocheuses redoutables et menaçantes.
Cet aspect insaisissable, hors du temps et muable, se retrouve dans l’illumination puissante qui émane du glacier de l’Oberaar (Sublimation I) ainsi que dans le triptyque Fusion I, II et III. Les trois grandes photographies de blocs de glace prises au glacier d’Argentière scintillent de loin. La grandeur de leur format et leur brillance les dotent d’un caractère envoûtant et hypnotisant. Ces images s’apparentent à des objets célestes, à des nébuleuses – un mélange de nuages de gaz et de poussières interstellaires –, oscillant entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. La fusion de la glace est visible à travers la présence de gouttes d’eau sur la surface. Les deux états de l’eau – solide et liquide – coexistent ainsi sur le triptyque et suggèrent le désenglacement imminent qui fait inévitablement écho à l’urgence de la fonte des glaciers. Mais d’où proviennent ces gouttes ? S’agit-il d’une illusion d’optique ou ont-elles été conçues numériquement ? Avec ces images, le photographe poursuit ses expérimentations plastiques avec la matérialité même de ses propres tirages qu’il a humectés avec de l’eau et du produit hydrophobe puis modifiés à l’aide d’outils digitaux.
Titlis Dream nous plonge dans des grottes glaciaires artificielles prismatiques qui alternent du rose au bleu. Ces photographies d’une vivacité fascinante ont été prises dans les grottes aux allures rétrofuturistes du Titlis, glacier qui culmine à 3020m d’altitude dans la région d’Engelberg. Creusées à 20 mètres sous terre, elles suscitent l’admiration et l’amusement des touristes venus du monde entier et promettent une expérience insolite dans les entrailles du glacier.
Avec sa fumée noire, Vaporisation I contraste avec la brillance des autres photographies de la série. Cet épais nuage de fumée peut être perçu comme une allégorie, un signe de détresse du glacier qui se meurt. Il peut également faire écho au rapport d’agression et de violence qu’entretiennent les humains avec les glaciers. Pour cette photographie prise à Aletsch, Matthieu Gafsou est intervenu directement dans le paysage avant la prise de vue. Cette image dérange et il l’admet volontiers. Par sa dimension picturale remarquable qui détonne avec l’acte violent et profane consistant à jeter un fumigène sur un glacier, elle suscite des émotions et des sentiments forts, ne laissant aucune place à l’indifférence.
Certaines images se rapprochent davantage du documentaire. On y voit deux touristes qui touchent le glacier d’Aletsch et d’autres qui s’amusent et se photographient dans la neige à Titlis. La légèreté des gestes et des comportements fait écho à l’enlaidissement du paysage de haute montagne investi par les machines de chantier et de construction. Intitulées Les pèlerins et Titlis Dream, elles évoquent d’une part le caractère sacré du glacier en voie de disparition et la dimension tragique de sa mort. Elles font référence, d’autre part, à ce qu’on appelle le « tourisme de la dernière chance », phénomène morbide qui consiste à observer des écosystèmes que l’on sait potentiellement condamnés à disparaître à moyen terme sous l'effet des changements globaux. Avec cynisme et ironie, les Alpes, qui étaient autrefois associés à un retour dans les vestiges antiques, sont représentés tragiquement comme des environnements aménagés exploitables à l’infini[2].
Ce sont les paradoxes de sa pratique artistique que l’artiste met en lumière dans Trient, vidéo qui nous emmène au glacier en passant par la rivière et les gorges éponymes. Les appareils utilisés pour réaliser ce film, un drone et une caméra, font office de guides à travers des paysages d’une beauté onirique. Au fur et à mesure qu’il se rapproche du glacier, le bourdonnement du drone s’amplifie dans l’espace d’exposition, jusqu’à en devenir obsédant. Le rythme de la vidéo s’accélère, les images défilent promptement et se superposent frénétiquement. Dans ce travail, où cohabitent la fascination, la dégradation, le sublime et le trivial, l’artiste questionne son utilisation du drone, un objet apparenté à la consommation de masse et, par extension, aux pratiques qu’il dénonce et décrie.
Avec Élégies, Matthieu Gafsou construit une narration critique et vivante qui tente de rendre sensibles les changements rapides qui s’opèrent dans nos paysages alpins. Il poursuit ainsi son travail sur le lien entre les êtres humains et la nature initié dans sa série Alpes (2009 – 2012) et prolongé dans Vivants (2018-2022) en plaçant, cette fois-ci, l’intime au cœur de son discours. En puisant dans l’affect, que ce soit au niveau du fond ou de la forme, l’artiste développe une pratique artistique relationnelle qui vise à donner un caractère émotionnel et personnel à l’écologie. Il encourage à prendre conscience et à regarder en face le réchauffement climatique et les catastrophes qu’il engendre. Les effets dramaturgiques de ses photographies leur confèrent une forme active troublante qui donne à saisir la richesse de sa pratique et de sa maîtrise technique. Suscitant des émotions fortes, le récit qu’il dresse maintient une forme de tension gênante, sans toutefois avoir de portée moralisatrice. En mettant en lumière ses propres contradictions, l’artiste n’essaie pas d’orienter les jugements mais endosse un rôle de catalyseur qui incite chacun·e à trouver une résonance individuelle dans chaque image. Élégies vise à nous faire retrouver une intimité relationnelle avec nos milieux naturels et avec le vivant. Elle est une invitation à la contemplation, une exploration et une mobilisation introspective pour un avenir plus durable et solidaire.
[1] REICHLER, C., La découverte des Alpes et la question du paysage, Genève, Georg Editeur, 2002, p.19.
[2] MÉTROZ A., « Blanc carton », http://www.gafsou.ch/alpes [consulté le 8.07.2024]
Vernissage : Samedi 02 novembre 2024 à partir de 17h
Télécharger le dossier d’exposition : ici
L’exposition est co-produite par La Ferme Asile et l’association Art for Glaciers dans le cadre de la manifestation décentralisée Regarder le glacier s’en aller qui s’est déployée durant l’été 2024 en Suisse.
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Above all, don't try to turn "to nature". You might as well try to cross the plane of the painting to eat the oysters that shine in the still life.
Bruno Latour, Face à Gaïa, La Découverte, 2015
Elegies
Text by: Fiona Morandini
Initiated in 2024, Élégies (I, Glaciers) is a soft and sensitive song dedicated to glaciers that makes us hear a feeling of loss and great melancholy. The glaciers are gradually disappearing – here and now – before our eyes: we are witnesses to their finiteness. Oscillating between fascination and fear, but also irony and derision, its melody, tones and vibrations fluctuate, intermingle and collide. In this work, Matthieu Gafsou subtly and delicately delivers his observations and feelings in the face of global warming and the state of the world.
Sillage I and Sillage II, show the traces of a glacier that has retreated. Dark, solemn and silent, they show the traces of this disappearance, like the triptych of glacial languages Langue I, Langue II and Langue III. These images are "places of memory"[1] testifying to the antiquity of glaciers that have been slowly retreating since the Little Ice Age. Virgin landscapes are made up almost exclusively of minerals at first glance, it is nevertheless possible to detect signs of plant life: after the ice, nature is organized, and the landscapes evolve. The silvery, sparkling surface of the pigment prints – which is perceptible in all the works in the series – invites the eye to wander and discover their contrasts, the details and reliefs they hide; it gives them a real depth and – paradoxically – a form of dazzling dynamism. This sense of loss and nostalgia is also felt in Dégel II, a portrait of a dazzling sun – or a full moon? – surrounded by undulating clouds. These ethereal and luminous clouds give a mystical, timeless and disturbing dimension to the image, which is reminiscent of the works of certain painters-meteorologists of the nineteenth century.
The powerful illumination that emanates from Sublimation I is as captivating as it is elusive, drawing the glacier that connects the lake to the sky. This brilliance also gives it an immaterial and timeless, almost divine dimension, which evokes aesthetics and the experience of the sublime and the grandiose. Between beauty and terror, we are witnesses to his imminent death. The installation Glaçage , made up of long curtains in bluish and white tones, simultaneously echoes the monumental, but also fragile and unstable character of glaciers. Depending on the natural light it lets in, the floating blocks of ice that make it up turn into fearsome and threatening rock masses.
This elusive, timeless and mutable aspect is found in the powerful illumination that emanates from the Oberaar glacier (Sublimation I) as well as in the triptych Fusion I, II and III. The three large photographs of blocks of ice taken at the Argentière glacier sparkle from afar. The size of their format and their brilliance give them a bewitching and hypnotizing character. These images are similar to celestial objects, nebulae – a mixture of gas clouds and interstellar dust – oscillating between the infinitely large and the infinitely small. The melting of the ice is visible through the presence of water droplets on the surface. The two states of water – solid and liquid – thus coexist on the triptych and suggest the imminent de-icing that inevitably echoes the urgency of the melting of the glaciers. But where do these drops come from? Are they an optical illusion or were they digitally designed? With these images, the photographer continues his plastic experiments with the very materiality of his own prints that he has moistened with water and hydrophobic product and then modified using digital tools.
Titlis Dream immerses us in prismatic man-made glacial caves that alternate from pink to blue. These fascinatingly vivid photographs were taken in the retro-futuristic-looking caves of the Titlis, a glacier that rises to an altitude of 3020m in the Engelberg region. Carved 20 metres underground, they arouse the admiration and amusement of tourists from all over the world and promise an unusual experience in the bowels of the glacier.
With its black smoke, Vaporisation I contrasts with the brilliance of the other photographs in the series. This thick cloud of smoke can be seen as an allegory, a sign of distress from the dying glacier. It can also echo the relationship of aggression and violence that humans have with glaciers. For this photograph taken in Aletsch, Matthieu Gafsou intervened directly in the landscape before the shooting. This image is disturbing, and he readily admits it. Through its remarkable pictorial dimension, which contrasts with the violent and profane act of throwing a smoke bomb on a glacier, it arouses strong emotions and feelings, leaving no room for indifference.
Some images are closer to documentary. It shows two tourists touching the Aletsch Glacier and others having fun and photographing themselves in the snow in Titlis. The lightness of gestures and behaviours echoes the ugliness of the high mountain landscape taken over by construction and construction machinery. Entitled The Pilgrims and Titlis Dream, they evoke on the one hand the sacred nature of the disappearing glacier and the tragic dimension of its death. They also refer to what is known as "last-chance tourism", a morbid phenomenon that consists of observing ecosystems that we know are potentially doomed to disappear in the medium term as a result of global changes. With cynicism and irony, the Alps, which were once associated with a return to ancient remains, are tragically depicted as landscaped environments that can be exploited ad infinitum[2].
It is the paradoxes of his artistic practice that the artist highlights in Trient, a video that takes us to the glacier via the river and the eponymous gorges. The devices used to make this film, a drone and a camera, act as guides through landscapes of dreamlike beauty. As it gets closer to the glacier, the drone's buzz amplifies in the exhibition space, until it becomes haunting. The pace of the video accelerates, the images pass quickly and are frantically superimposed. In this work, where fascination, degradation, the sublime and the trivial coexist, the artist questions his use of the drone, an object related to mass consumption and, by extension, to the practices he denounces and decries.
With Élégies, Matthieu Gafsou builds a critical and lively narrative that tries to make the rapid changes taking place in our Alpine landscapes tangible. He thus continues his work on the link between human beings and nature, initiated in his series Alpes (2009 – 2012) and extended in Vivants (2018-2022), this time placing the intimate at the heart of his discourse. By drawing on affect, whether in terms of content or form, the artist develops a relational artistic practice that aims to give an emotional and personal character to ecology. It encourages us to become aware of and to face global warming and the disasters it causes. The dramaturgical effects of his photographs give them a disturbing active form that allows us to grasp the richness of his practice and his technical mastery. Arousing strong emotions, the story he draws maintains a form of embarrassing tension, without however having a moralizing scope. By highlighting her own contradictions, the artist does not try to steer judgments but takes on the role of a catalyst that encourages everyone to find an individual resonance in each image. Elegies aims to help us rediscover a relational intimacy with our natural environments and with the living. It is an invitation to contemplation, exploration and introspective mobilization for a more sustainable and united future.
[1] Reichler, C., The Discovery of the Alps and the Question of Landscape, Geneva, Georg Editeur, 2002, p.19.
[2] MÉTROZ A., "Blanc carton", www.gafsou.ch/alpes [accessed on 8.07.2024]
Opening: Saturday 02 November 2024 from 5pm
Download the exhibition file: here
The exhibition is co-produced by La Ferme Asile and the Art for Glaciers association as part of the decentralised event Regarder le glacier s'en aller which took place during the summer of 2024 in Switzerland.