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Changing Times
« Toute œuvre d’art est un arrêt du temps »
Pierre Bonnard
Nous pourrions en citer beaucoup, des noms d’artistes, de poètes, de philosophes qui ont écrit ou écrivent encore sur le temps. Nous pourrions passer du temps, beaucoup de temps à tenter de le définir, d’en dessiner les contours et de l’encercler. Le temps. Il a cela de passionnant au risque de tomber dans un lieu commun -qu’il est à la fois universel et on ne peut plus intime. Il traverse l’histoire de l’art comme un fait, comme un concept, comme une direction irrémédiable et fut rapidement codifié, d’un point de vue de l’iconographie notamment. Erwin Panofsky s’est, en effet, penché sur le concept allégorisé du Temps en étudiant l’iconologie d’un corpus d’œuvres de la fin de Moyen Âge à la Renaissance. Nous pourrions aussi aborder la notion de temps par le prisme des vanités, des memento mori et évoquer la gravure de Saint Jérôme dans sa cellule d’Albrecht Dürer (1514). Nous pourrions analyser les œuvres pastorales de Nicolas Poussin Et in arcadia ego (1628-1630 / 1638-1640) ou alors nous pencher sur les médiums en tant que telle : car le temps, en plus d’être une thématique régulière, est omniprésent dans les arts par la technique. Il y a le temps de l’ébauche, de l’esquisse, et du travail d’atelier en général. C’est encore plus flagrant lorsqu’il s’agit de photographie où l’on parle d’ailleurs de « temps d’exposition » puis il est nécessaire de prendre celui du développement. Avant d’ailleurs que ce temps ne patine les œuvres, en ternisse le vernis ou en estompe les couleurs. Quelle qu’elle soit, chaque œuvre d’art peut donc être abordée sous le prisme du temps. Parfois la représentation du temps est un défi que le peintre se lance : comme Turner avec ses Study of sky, le temps qui passe c’est les multiples temporalités d’un même ciel. À la Galerie C, les œuvres des artistes présentées au sein de « Changing Time » peuvent toutes êtes considérées sous le prisme du temps. Qu’ont en commun les œuvres de Damien Cadio et Solène Rigou ? Comment ne pas voir les ponts entre celles d’Henry Glavin et de Jesse Wallace ? Et entre celles d’Holly Mills et de Sabine Hertig ? A première vue, « Don’t say I didn’t worn you » ressemble à une nature morte classique telle qu’on l’imagine : un bouquet de chardon, un peu clairsemé, se détache sur un fond violacé. Mais à force de s’y attarder, un sentiment de malaise, d’étrangeté nous rattrape : Damien Cadio se joue des formes et des temporalités, épuisant le statut de l’image et la plaçant hors du temps. Solène Rigou, elle, a l’habitude de collectionner, d’archiver des souvenirs en les dessinant minutieusement. Ici, elle réalise trois dessins en noir et blanc produits à partir de photographies d’archives de l’écrivain Pierre Loti. Officier de marine et voyageur, ce dernier était passionné de l’histoire des grandes civilisations qui nourrissaient notamment sa littérature. Ainsi il prenait parfois l’apparence d’une personnalité historique ou d’une culture qu’il appréciait -une forme d’appropriation culturelle condamnable aujourd’hui- . C’est ce genre d’archive qu’est allé exhumer Solène Rigou pour produire ces dessins. Dans ces images, un double jeu de temporalité s’installe : d’abord celui du souvenir, de l’archive traitée par le recadrage et l’utilisation du noir et blanc. Puis arrive le temps de la « grande histoire ». Celle dont Pierre Loti rêvait et dont il collectait les objets et revêtait les costumes. Avec les dessins de Solène Rigou, nous faisons des bonds temporels entre les l’époque d’un écrivain désuet -même si talentueux-, celle de l’histoire à laquelle il se réfère et la contemporanéité de l’artiste. Les archives, il en est aussi question chez Sabine Hertig. Grâce à des images ou des photographies -d’œuvres, de scènes, de monuments ou d’événements -arrachées à des livres et magazines de seconde main, Sabine Hertig crée des collages picturaux, faits de mises en abîme. Ces environnements répondent à leurs propres règles, en pleine autonomie : ces collages sont comme des atlas hors du temps, des formations d’images, qui semblent, elles, appartenir à notre mémoire collective. Hors du temps, les peintures-objet de Sosthène Baran le sont également : semblant extraites du réel, elles sont le mélange de formes figuratives dument composées et d’un hasard apporté par l’ajout de ces objets glanés. Il joue ainsi de la patine du temps et de ce qu’il révèle. Ce que le temps révèle fait aussi le sel des œuvres de Maxime Biou. L’artiste, dont les œuvres portent des superpositions et une épaisseur de différentes couches picturales, semble avoir fait du temps -celui de sa pratique -une de ses signatures. L’œuvre choisie pour l’exposition représente une fenêtre qui fait penser à la première photographie de l’histoire, celle réalisée par Nicéphore Niépce : une vue à travers une fenêtre, obtenue grâce au temps long d’exposition. Ici, la fenêtre apparait donc comme une allégorie du temps qui passe, où l’intérieur et l’extérieur se retrouvent au sein d’un même cadre. Mesurer le temps est aussi un acte de poésie : l’œuvre Moon Calendar de Nicolas Darrot réunit l’objet de mesure qu’est une horloge lunaire -l’œuvre indique en temps réel les différentes phases de la lune -et la sculpture comme objet d’art, dans ce qu’elle comporte d’équilibre de formes et de matières. Deux cadrans évoquant diverses iconographies se tournent autour et dans une forme de ronde, nous indiquent un temps qui nous dépasse, celui des astres, au sein de l’espace d’exposition. La peinture d’Henry Glavin rassemble, elle aussi, différentes temporalités. En représentant une grange sur laquelle se projettent des ombres d’arbres contradictoires et différentes variations de lumière, le peintre plonge sa composition dans des temps indéfinissables : ici, la simultanéité des temporalités -proche des effets de la peinture surréaliste -donne à voir une scène quasi irréelle, comme un rêve, malgré le sujet représenté. Jean-Christophe Norman, lui, met le temps à l’épreuve. Dans ses œuvres picturales -Bookscape, Seascape, World News etc. -l’artiste rejoue le temps de ses performances. Celles dans lesquelles il déambule de ville en ville, sur des journées, sur des années. Ses peintures sont autant de souvenirs de ces moments passés, comme des traces, des formes de paysages intérieurs qui dépeignent davantage des sensations (à la manière des mers peintes par August Strindberg) que de véritables territoires. Le support même de ces œuvres -livres et papiers journaux -marquent en eux le temps passé. Parfois le temps s’efface, disparait et semble distendu. C’est le cas dans l’œuvre de l’artiste anglaise Holly Mills qui, dans ses dessins, s’intéresse à l’intemporalité des souvenirs : comment l’importance qu’on leur porte efface la notion de temps, celle d’espace et crée des narrations nouvelles ? Ses œuvres prennent la forme de visions et de paysages souvent aquatiques et surréalistes : la forme de vues de l’esprit poétiques. Enfin, notons que l’exposition s’est construite autour d’une série d’images photographiques tirées en cyanotype de Jesse Wallace. Entre installation, sculpture et photographie, ses œuvres hybrides et rétro-éclairées sont changeantes. Elles sont des vues de lieux traversés par l’artiste lors de pérégrinations américaines, des lieux en transition, en travaux, en mutation. Pour Jesse Wallace, la route et son défilement sont au cœur de son esthétique : irrémédiablement, ses œuvres sont des témoins du temps qui passe. Les souvenirs y sont aussi fragiles que les fines couches de papier transparent sur lesquels ils s’épanouissent. Réunir des artistes aux horizons si différents, nous remets en mémoire que si nos perceptions du monde et du temps changent, nous sont intimes et sont parfois irrationnelles, le temps reste la mesure qui nous lie et nous force à être au monde ensemble.
Vernissage : Jeudi 27 juin à partir de 17h00
Télécharger le dossier d’exposition : ici
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Changing Times
"Every work of art is a pause in time".
Pierre Bonnard
We could list many names of artists, poets and philosophers who have written or are still writing about time. We could spend time, a lot of time, trying to define it, to draw its contours and encircle it. Time. The fascinating thing about time - at the risk of falling into a cliché - is that it is both universal and intimate. It runs through the history of art as a fact, as a concept, as an irremediable direction, and was rapidly codified, particularly from the point of view of iconography. Erwin Panofsky examined the allegorised concept of Time by studying the iconology of a corpus of works from the late Middle Ages to the Renaissance. We could also approach the notion of time through the prism of vanitas and memento mori, and evoke Albrecht Dürer's engraving of Saint Jerome in his cell (1514).
We could analyse Nicolas Poussin's pastoral works Et in arcadia ego (1628-1630 / 1638-1640), or we could look at mediums as such: because time, as well as being a regular theme, is omnipresent in the arts through technique. There is the time of the sketch, the outline, and studio work in general. It's even more obvious when it comes to photography, where we talk about "exposure time" and then we have to take into account development time. And that's before the exposure time gives the work a patina, dulls the varnish or fades the colours. Every work of art, whatever its nature, can be approached through the prism of time. Sometimes the representation of time is a challenge that the painter sets himself: like Turner with his Study of sky, the passage of time is the multiple temporalities of the same sky. At Galerie C, the works by the artists featured in "Changing Time" can all be seen through the prism of time. What do the works of Damien Cadio and Solène Rigou have in common? What do Henry Glavin and Jesse Wallace have in common? And between those of Holly Mills and Sabine Hertig? At first glance, "Don't say I didn't wear you" looks like a classic still life: a sparse bouquet of thistles stands out against a purplish background. Damien Cadio plays with forms and temporalities, exhausting the status of the image and placing it outside time. Solène Rigou is in the habit of collecting and archiving memories by meticulously drawing them. Here, she has produced three black-and-white drawings based on archive photographs of the writer Pierre Loti. A naval officer and traveller, Loti was passionate about the history of the great civilisations that inspired his literature. So he sometimes took on the appearance of a historical figure or a culture that he liked - a form of cultural appropriation that is reprehensible today. It is this kind of archive that Solène Rigou went to unearth to produce these drawings. In these images, a double temporality is established: first, that of memory, of the archive processed by cropping and the use of black and white. Then comes the time of 'great history'. The story Pierre Loti dreamed of, the objects he collected and the costumes he wore.With Solène Rigou's drawings, we leap back and forth in time between the era of an outdated - albeit talented - writer, the history to which he refers and the artist's own contemporaneity. Sabine Hertig also deals with archives. Using images or photographs - of works, scenes, monuments or events - taken from second-hand books and magazines, Sabine Hertig creates pictorial collages, made up of mise en abîme. These environments respond to their own rules, in complete autonomy: these collages are like atlases out of time, formations of images that seem to belong to our collective memory. Sosthène Baran's object paintings are also out of time: seemingly extracted from reality, they are a blend of figurative forms duly composed and a randomness brought about by the addition of these gleaned objects. In this way, he plays with the patina of time and what it reveals. What time reveals is also the essence of Maxime Biou's work. The artist, whose works are superimposed and layered with different pictorial layers, seems to have made time - the time of his practice - one of his signatures.The work chosen for the exhibition depicts a window, reminiscent of the first photograph in history, the one taken by Nicéphore Niépce: a view through a window, obtained thanks to the long exposure time. Here, the window appears as an allegory of the passage of time, where the inside and the outside come together in the same frame. Measuring time is also an act of poetry: Nicolas Darrot's Moon Calendar brings together the measuring object that is a lunar clock - the work indicates in real time the different phases of the moon - and sculpture as an art object, in all its balance of forms and materials. Two dials evoking various iconographies circle around each other, indicating a time that is beyond us, the time of the stars, within the exhibition space. Henry Glavin's painting also brings together different temporalities. By depicting a barn on which contradictory tree shadows and different light variations are projected, the painter plunges his composition into indefinable time: here, the simultaneity of temporalities - close to the effects of surrealist painting - gives us an almost unreal scene, like a dream, despite the subject represented. Jean-Christophe Norman puts time to the test.In his pictorial works -Bookscape, Seascape, World News etc. the artist re-enacts the time of his performances. Those in which he wanders from city to city, over days, over years. His paintings are so many memories of these past moments, like traces, forms of interior landscapes that depict sensations (in the manner of the seas painted by August Strindberg) rather than real territories. The very medium of these works - books and newsprint - mark the passage of time. Sometimes time fades, disappears and seems distended. This is the case in the work of English artist Holly Mills, whose drawings explore the timelessness of memories: how does the importance we attach to them erase the notion of time and space, and create new narratives? His works take the form of visions and landscapes that are often aquatic and surreal: poetic views of the mind. Finally, the exhibition is built around a series of cyanotype photographs by Jesse Wallace. Somewhere between installation, sculpture and photography, his hybrid, backlit works are ever-changing. They are views of places crossed by the artist on his American travels, places in transition, under construction, mutating.For Jesse Wallace, the road and its passing are at the heart of his aesthetic: his works are irrevocable witnesses to the passage of time. Memories are as fragile as the thin layers of transparent paper on which they blossom. Bringing together artists from such different backgrounds reminds us that while our perceptions of the world and of time may change, are intimate and sometimes irrational, time remains the measure that binds us together and forces us to be in the world together.
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