Galerie C
Neuchâtel
Paris
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Élégies 02.11-30.11.24

Matthieu Gafsou
 



Surtout, n’essayez pas de vous tourner «vers la nature». Autant s’essayer à traverser le plan du tableau pour aller manger les huîtres qui brillent dans la nature morte.

Bruno Latour, Face à Gaïa, La Découverte, 2015

Élégies

Texte de : Fiona Morandini


Initiée en 2024, Élégies (I, Glaciers) est un chant doux et sensible dédié aux glaciers qui fait entendre un sentiment de perte et de grande mélancolie. Les glaciers disparaissent progressivement – ici et maintenant – devant nos yeux : nous sommes les témoins de leur finitude. Oscillant entre fascination et effroi, mais aussi ironie et dérision, sa mélodie, ses tonalités et ses vibrations fluctuent, s’entremêlent et se heurtent. Dans ce travail, Matthieu Gafsou livre avec subtilité et délicatesse ses observations et ressentis face au réchauffement climatique et à l’état du monde.

Sillage I et Sillage II, montrent les traces d’un glacier qui s’est retiré. Sombres, solennelles et silencieuses, elles présentent les traces de cette disparition, à l’instar du triptyque de langues glaciaires Langue I, Langue II et Langue III. Ces images sont des « lieux de mémoires »[1] témoignant de l’ancienneté des glaciers qui reculent lentement depuis le petit âge glaciaire. Paysages vierges constitués presque exclusivement de minéraux au premier regard, il est toutefois possible d’y déceler des signes de vie végétale : après la glace, la nature s’organise et les paysages évoluent. La surface argentée et étincelante des tirages pigmentaires – qui est perceptible dans tous les travaux de la série – invite l’œil à se promener et à découvrir leurs contrastes, les détails et les reliefs que ceux-ci cachent ; elle leur confère une véritable profondeur et – paradoxalement – une forme de dynamisme éclatant. Ce sentiment de perte et de nostalgie se ressent aussi dans Dégel II, portrait d’un soleil éblouissant – ou d’une pleine lune ? – entouré de nuées ondoyantes. Ces nuages éthérés et lumineux confèrent une dimension mystique, intemporelle et troublante à l’image, qui rappelle notamment les œuvres de certains peintres-météorologues du XIXe siècle.

L’illumination puissante qui émane de Sublimation I est aussi captivante qu’insaisissable et dessine le glacier qui relie le lac au ciel. Cet éclat lui confère aussi une dimension immatérielle et atemporelle, presque divine, qui évoque l’esthétique et l’expérience du sublime et du grandiose. Entre beauté et terreur, nous sommes les témoins de sa mort imminente. L’installation Glaçage constituée de longs voilages aux tonalités bleuté et blanche, fait simultanément écho au caractère monumental, mais aussi fragile et instable des glaciers. Selon la lumière naturelle qu’elle laisse entrer, les blocs de glace flottants qui la composent se transforment en des masses rocheuses redoutables et menaçantes.

Cet aspect insaisissable, hors du temps et muable, se retrouve dans l’illumination puissante qui émane du glacier de l’Oberaar (Sublimation I) ainsi que dans le triptyque Fusion I, II et III. Les trois grandes photographies de blocs de glace prises au glacier d’Argentière scintillent de loin. La grandeur de leur format et leur brillance les dotent d’un caractère envoûtant et hypnotisant. Ces images s’apparentent à des objets célestes, à des nébuleuses – un mélange de nuages de gaz et de poussières interstellaires –, oscillant entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. La fusion de la glace est visible à travers la présence de gouttes d’eau sur la surface. Les deux états de l’eau – solide et liquide – coexistent ainsi sur le triptyque et suggèrent le désenglacement imminent qui fait inévitablement écho à l’urgence de la fonte des glaciers. Mais d’où proviennent ces gouttes ? S’agit-il d’une illusion d’optique ou ont-elles été conçues numériquement ? Avec ces images, le photographe poursuit ses expérimentations plastiques avec la matérialité même de ses propres tirages qu’il a humectés avec de l’eau et du produit hydrophobe puis modifiés à l’aide d’outils digitaux.

Titlis Dream nous plonge dans des grottes glaciaires artificielles prismatiques qui alternent du rose au bleu. Ces photographies d’une vivacité fascinante ont été prises dans les grottes aux allures rétrofuturistes du Titlis, glacier qui culmine à 3020m d’altitude dans la région d’Engelberg. Creusées à 20 mètres sous terre, elles suscitent l’admiration et l’amusement des touristes venus du monde entier et promettent une expérience insolite dans les entrailles du glacier.

Avec sa fumée noire, Vaporisation I contraste avec la brillance des autres photographies de la série. Cet épais nuage de fumée peut être perçu comme une allégorie, un signe de détresse du glacier qui se meurt. Il peut également faire écho au rapport d’agression et de violence qu’entretiennent les humains avec les glaciers. Pour cette photographie prise à Aletsch, Matthieu Gafsou est intervenu directement dans le paysage avant la prise de vue. Cette image dérange et il l’admet volontiers. Par sa dimension picturale remarquable qui détonne avec l’acte violent et profane consistant à jeter un fumigène sur un glacier, elle suscite des émotions et des sentiments forts, ne laissant aucune place à l’indifférence.  

Certaines images se rapprochent davantage du documentaire. On y voit deux touristes qui touchent le glacier d’Aletsch et d’autres qui s’amusent et se photographient dans la neige à Titlis. La légèreté des gestes et des comportements fait écho à l’enlaidissement du paysage de haute montagne investi par les machines de chantier et de construction. Intitulées Les pèlerins et Titlis Dream, elles évoquent d’une part le caractère sacré du glacier en voie de disparition et la dimension tragique de sa mort. Elles font référence, d’autre part, à ce qu’on appelle le « tourisme de la dernière chance », phénomène morbide qui consiste à observer des écosystèmes que l’on sait potentiellement condamnés à disparaître à moyen terme sous l'effet des changements globaux. Avec cynisme et ironie, les Alpes, qui étaient autrefois associés à un retour dans les vestiges antiques, sont représentés tragiquement comme des environnements aménagés exploitables à l’infini[2].

Ce sont les paradoxes de sa pratique artistique que l’artiste met en lumière dans Trient, vidéo qui nous emmène au glacier en passant par la rivière et les gorges éponymes. Les appareils utilisés pour réaliser ce film, un drone et une caméra, font office de guides à travers des paysages d’une beauté onirique. Au fur et à mesure qu’il se rapproche du glacier, le bourdonnement du drone s’amplifie dans l’espace d’exposition, jusqu’à en devenir obsédant. Le rythme de la vidéo s’accélère, les images défilent promptement et se superposent frénétiquement. Dans ce travail, où cohabitent la fascination, la dégradation, le sublime et le trivial, l’artiste questionne son utilisation du drone, un objet apparenté à la consommation de masse et, par extension, aux pratiques qu’il dénonce et décrie.

Avec Élégies, Matthieu Gafsou construit une narration critique et vivante qui tente de rendre sensibles les changements rapides qui s’opèrent dans nos paysages alpins. Il poursuit ainsi son travail sur le lien entre les êtres humains et la nature initié dans sa série Alpes (2009 – 2012) et prolongé dans Vivants (2018-2022) en plaçant, cette fois-ci, l’intime au cœur de son discours. En puisant dans l’affect, que ce soit au niveau du fond ou de la forme, l’artiste développe une pratique artistique relationnelle qui vise à donner un caractère émotionnel et personnel à l’écologie. Il encourage à prendre conscience et à regarder en face le réchauffement climatique et les catastrophes qu’il engendre. Les effets dramaturgiques de ses photographies leur confèrent une forme active troublante qui donne à saisir la richesse de sa pratique et de sa maîtrise technique. Suscitant des émotions fortes, le récit qu’il dresse maintient une forme de tension gênante, sans toutefois avoir de portée moralisatrice. En mettant en lumière ses propres contradictions, l’artiste n’essaie pas d’orienter les jugements mais endosse un rôle de catalyseur qui incite chacun·e à trouver une résonance individuelle dans chaque image. Élégies vise à nous faire retrouver une intimité relationnelle avec nos milieux naturels et avec le vivant. Elle est une invitation à la contemplation, une exploration et une mobilisation introspective pour un avenir plus durable et solidaire.

[1] REICHLER, C., La découverte des Alpes et la question du paysage, Genève, Georg Editeur, 2002, p.19.

[2] MÉTROZ A., « Blanc carton », http://www.gafsou.ch/alpes [consulté le 8.07.2024]

Vernissage : Samedi 02 novembre 2024 à partir de 17h

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