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Jean-André Venel (1740-1791) est un médecin suisse considéré comme l’un des premiers prothésistes modernes. Son corset vise à traiter la scoliose, une déformation commune de la colonne vertébrale. Il s’agit de s’attaquer à une difformité manifeste, un handicap. Techniquement, on classe cet objet dans la catégorie des orthèses, c’est-à-dire un appareillage qui compense une fonction absente ou déficitaire, au contraire de la prothèse qui se substitue à une fonction. L’orthèse est le précurseur de l’exosquelette, outil motorisé fixé sur son corps pour redonner de la mobilité ou augmenter les capacités d'un humain, dont le développement s’accélère aujourd’hui pour des usages civils et militaires.
Le mouvement du quantified self prône la mesure de ses propres données physiologiques afin d’améliorer sa santé.
Cette tendance s’inscrit dans la logique de la médecine prédictive et de l’accroissement de la durée de vie. Les outils du quantified self sont des objets reliés à des applications. Ils sont généralement externes, mais de nombreuses entreprises travaillent aujourd’hui sur leur intégration à l’intérieur du corps. Les mesures concernent par exemple les battements cardiaques, l’activité pendant le sommeil, le taux d’oxygène dans le sang ou l’activité physique. Avec le quantified self, l’individu crée son propre espace connecté et devient d’une certaine façon lui-même un médium, c’est-à-dire un système d’informations.
« Hériter de la couveuse, c’est grandir dans un environnement immensément fragile, qui n’apporte aucune garantie en dehors de celles fournies par des agencements inquiets de savoirs, de soins, de tuyaux, d’aliments, de températures et de moniteurs. Au lieu d’une technique support de désirs de puissance tournés vers le futur, la couveuse incite à raconter une autre histoire, activement concentrée sur un présent fragile, une histoire tissée d’innombrables relations vitales et incertaines. Hériter de la couveuse, c’est insister pour se souvenir que les techniques et nos biologies sont engagées dans la construction permanente de rapports éminemment précaires. »
Gabriel Dorthe in « Héritier de la couveuse », A contrario, n° 22, bsnPRESS, 2016.
Ce masque de photothérapie anti-âge est sensé faire rajeunir celui ou celle qui le porte quotidiennement pendant cinq minutes. Les arguments de vente de cet appareil empruntent au discours médical alors qu’il s’agit évidemment d’un produit de beauté, au même titre qu’une crème anti-âge. Ce qui rend cet appareil symptomatique est sa participation à l’idéologie déjà dominante du corps parfait en y ajoutant le culte de la technologie comme moyen de sauver ledit corps de la décrépitude. C’est une version geek, cheap et non invasive de la chirurgie esthétique.
Marie-Claude Baillif souffre de myopathie depuis l’adolescence. Sans son respirateur, elle serait morte depuis une trentaine d’années. Sur son site internet on lit des articles éloquents, qui témoignent de son rapport particulier à la technique: « Ma survie dépend de microprocesseurs et de cartes électroniques » ; « L’électricité, pour moi, c’est une question de vie ou de mort » ; « Mon aspirateur à glaires, un vrai bonheur » ; « Une petite batterie et c’est la magie : ma vie se transforme ». Pour cette femme, les outils technologiques sont synonymes de survie.
Traitement orthodontique classique par le biais de plaquettes qui permettent d’aligner les dents du patient. Originellement thérapeutique, visant notamment à prévenir des problèmes de mâchoires ou de dentition, ce traitement suit désormais aussi des critères esthétiques et institue la dentition parfaite en nouvelle norme du sourire. Ce glissement – de la correction d’une anomalie physiologique à l’amélioration esthétique – participe de la fabrication d’une relation au corps physique comme objet malléable, correctible. Implicitement, un corps serait donc a priori inabouti.
PowerLung est un appareil permettant d'accroître ses capacités respiratoires à la maison. L’outil est vendu sur des sites de biohackers ou par des magasins de sport. Il semblerait que son efficacité ait été démontrée cliniquement et certains médecins le prescriraient à des patients souffrant de légers troubles respiratoires. Cet exemple illustre clairement un fait : nous sommes à l’ère de l'homme-machine, une théorie philosophique pourtant éculée puisqu’il faut remonter au XVIIIe siècle, notament à Julien Offray de La Mettrie, pour en trouver une formulation claire : « Le corps humain est une machine qui monte elle-même ses ressorts ; vivante image du mouvement perpétuel »
(L’Homme-machine, 1747).
Cet exosquelette peut être utilisé à des fins thérapeutiques ou pour augmenter les capacités motrices du porteur. De nombreuses firmes commercialisent de tels produits, en général comme soutien à une activité manuelle exigeante ou pour traiter des personnes handicapées physiquement. Mais c’est la Darpa, l’Agence américaine pour les projets de recherche avancée de défense, qui travaille sur le prototype le plus spectaculaire d’exosquelette, capable de transformer un soldat en machine de guerre quasi inépuisable.
Les transhumanistes adoptent souvent une posture selon laquelle ce que l’on peut voir comme un corps sain est pourtant déjà malade, imparfait, et que la technologie, à l’exemple des prothèses chimiques ou alimentaires, est le moyen qui permettra de guérir cette chair imparfaite.
« Les nootropiques (de noos, "esprit" et tropos, "courber") ou nootropes sont des drogues, des médicaments, des plantes et des substances diverses possédant une action de modulation de la physiologie et de la psychologie impliquant une augmentation cognitive et qui ne présentent pas ou relativement peu d’effets nocifs sur la santé à petite dose. Les nootropiques sont promus dans le transhumanisme comme un moyen général d’améliorer les conditions de vie ou pour des buts spécifiques, comme l’augmentation de la motivation. »
Wikipedia: article « Nootropique ».
Les compléments alimentaires permettraient de limiter les maladies et d’accroître par conséquent la durée de vie. Ils sont un pis-aller dont il faudrait se contenter avant le développement de thérapies géniques permettant d’inhiber le vieillissement. C’est du moins le message véhiculé sur les sites internet transhumanistes. Il s’agit d’une forme de dopage mais appliquée à la vie de tous les jours. Idéologiquement, cette pratique apparemment anodine prépare toutefois l’avènement du cyborg, car elle allie l’homme à la technique incorporée.
Le complément alimentaire Elysium contient de la nicotinamide riboside, une substance qui a montré des effets positifs sur la régénération cellulaire des souris. Une étude a été menée sur des sujets humains en 2016 et ses résultats semblent prometteurs. Les méthodes de l’entreprise sont toutefois controversées. Six prix Nobel figurent parmi les conseillers scientifiques de la firme, or il semblerait que le pouvoir de ce type de complément soit limité : le vieillissement est un processus multifactoriel et intervenir sur un seul des facteurs ne pourrait agir efficacement sur l’âge biologique du sujet traité.
Ces nourritures dites « totales » ne sont pas des compléments alimentaires mais bien des substituts à une alimentation usuelle. Les produits, à base de poudre à laquel on ajoute ensuite de l’eau, contiennent tout ce dont le corps a besoin mais rien de plus. Très symptomatique d’un abandon du corps comme lieu de plaisir, cette pratique rappelle au contraire à quel point on le considère de plus en plus comme un véhicule dont il faut préserver le fonctionnement. Lors de mes discussions, notamment avec le transhumaniste russe Danila Medvedev, j’ai pu entendre que « grâce à ce type d’alimentation, on se détache petit à petit de la nourriture solide et l’on gagne ainsi du temps tout en préservant sa santé ». Lorsque je lui ai posé la question du plaisir charnel, il m’a répondu qu’à l’échelle de l’éternité – son horizon – ce type de plaisir devenait trivial.
Les arguments commerciaux avancés par les sociétés qui commercialisent ces aliments sont la perfection nutritionelle, la qualité des produits, le respect des animaux (vegan) et bien entendu le gain de temps.
Monica di Luca est chercheuse en neurosciences et directrice de la Fédération européenne des sociétés de neurosciences (FENS). Dans le cadre du Brain Forum lié au projet européen de modélisation du cerveau nommé Human Brain Project, elle s’exprime sur les modalités de financement de la recherche et sur la façon d’optimiser les liens entre fonds publics et privés dans un contexte où la recherche fondamentale peine à trouver suffisamment de financements. Le monde académique doit chercher dans le privé ce que le public ne peut plus lui offrir et se dépossède par là d’une part de son autonomie. Dans le même mouvement, on constate aujourd’hui un intérêt exponentiel des majors de l’industrie numérique pour les fameuses NBIC : nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives.
Brain Forum, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, 1er avril 2015.
Le pacemaker ou stimulateur cardiaque est un dispositif implanté dans l’organisme fournissant des impulsions électriques destinées à stimuler les muscles cardiaques en permettant ainsi, par exemple, d’accélérer la pulsation du cœur lorsqu’il est trop lent. Il est composé d’une pile (photo) et d’élelectrodes reliées au cœur du patient. Certains stimulateurs sont aussi des défibrillateurs automatiques. Le même type de dispositif peut également être utilisé pour lutter contre la douleur : les impulsions électriques agissent directement sur la moelle épinière et permettent d’adoucir certaines douleurs chroniques. C’est l’un des premiers appareils électriques invasifs et il est en ce sens emblématique de la machinisation de l’humain.
Le dispositif intra-utérin (DIU), communément appelé stérilet, est un contraceptif inventé en 1928 par Ernst Gräfenberg. Il s’agit d’un petit objet qu'on insère dans l’utérus pour prévenir la fécondation et secondairement la nidation. Le stérilet au cuivre libère localement des ions de cet élément chimique et provoque une réaction au niveau de l’utérus, due au corps étranger. Celle-ci empêche la fécondation de l’ovule et/ou la nidation. Ce dispositif peut rester en place dans l’utérus pendant plusieurs années. Après son retrait, ses effets régressent rapidement de sorte qu’une grossesse peut à nouveau survenir. Le stérilet est davantage qu’une prothèse car son application transforme localement la physiologie de la femme.
La frontière entre ce qui relève de la réparation d’un corps meurtri ou dysfonctionnel – ici la prothèse de genou de mon père, strictement thérapeutique – et de l’augmentation d’un corps sain peut paraître évidente. Elle est pourtant très complexe à établir. À partir de quel moment la prothèse s’écarte-t-elle du champ médical au sens traditionnel de la guérison pour devenir un moyen d’augmenter un individu ? Il faut pour cela tenter de comprendre ou de définir ce qu’est la santé. La définition qu’en donne l'Organisation mondiale de la santé (OMS), n’est pas sans équivoque : «La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. » Cette définition n’a pas été modifiée depuis 1946. On se rend compte aisément que cette formulation donne à la notion de santé un caractère mobile, fluctuant et subjectif. Dès lors, on comprend mieux pourquoi de nombreux transhumanistes voient leur corps, pourtant sain, comme un véhicule a priori inachevé qu’il faut donc « réparer » et « épanouir ».
Même si elle n’est pas strictement transhumaniste dans la mesure où elle ne vise pas à améliorer la santé ou les performances du corps, la chirurgie esthétique participe de l’acception d’un corps hybridé. C’est le corps comme lieu de la customisation. Lorsqu’elle est reconstructive, l’opération répare ou redonne forme au corps. Mais lorsque ses visées sont esthétiques, elle transforme le corps. Paradoxalement, cette modification de la chair participe davantage d’une conception normative du corps plutôt que d’une singularisation de ce dernier. Par ailleurs, de par son caractère invasif, la chirurgie plastique prépare le terrain à des transformations plus lourdes.
Les laboratoires (ici une réalisation récente de l’architecte français Dominique Perrault, sur le campus de l'EPFL) sont des temples de la modernité. Ils ne sont certes pas investis de caractères strictement sacrés, les rituels y sont moins manifestes, mais c’est bien là que réside désormais le magique. Et c’est ce magique-là, attribut inconscient de l’idéologie transhumaniste, qui me semble lui conférer son caractère quasi religieux. Le monde scientifique devient lieu de pouvoir et s'établit comme un nouveau culte qui se libère des traditions spirituelles et fabrique un nouveau Dieu.
La société Defymed travaille depuis plusieurs années sur ce prototype de pancréas artificiel, Mailpan, qui pourrait révolutionner la vie des diabétiques. Il s’agit d’un implant rempli de cellules souches capables de secréter de l’insuline. Le défi technologique est double : d’une part, fabriquer une membrane capable de libérer l’oxygène et l’insuline tout en demeurant imperméable au système immunitaire qui dès lors s’attaquerait aux cellules souches ; d’autre part, trouver les bonnes cellules, celles qui fabriqueront l’insuline de façon optimale. Les deux ports sont placés en sous-cutané et permettent, via une seringue, de retirer tous les trois à six mois les cellules souches devenues inactives et de les remplacer par des nouvelles.
L’électroencéphalographie (EEG) permet la mesure de l’activité électrique cérébrale. C’est le moyen par lequel s’installe une interface neuronale directe ou interface cerveau-machine, c’est-à-dire une façon d’établir une communcation directe entre le cerveau et la machine. À la différence des interfaces usuelles, elle permet de s’affranchir d’un mouvement mécanique (les doigts sur le clavier, la main sur la souris). À terme, il semble tout à fait plausible de concevoir que chacun pourra un jour contrôler diverses machines par le biais d’implants.
Neil Harbisson se considère comme un cyborg. Souffrant d’une maladie rare, l’achromatopsie, qui le prive de la vision des couleurs, il s’est fait implanter une prothèse nommée Eyeborg. Intégrée à la boite crânienne, elle capte les couleurs et les convertit en ondes sonores. Neil Harbisson plaide pour une augmentation créative de l’humain et se distancie parfois du transhumanisme, qu’il trouve trop figé dans des représentations stéréotypées ou commerciales. Il a une vision d’artiste plus que d’apôtre de la technoscience. Il se targue d’être le premier humain à apparaître avec sa prothèse sur la photo de son passeport.
Munich, 15 juillet 2015.
Julien Deceroi s'est implanté lui-même un aimant dans le majeur. Il affirme que cette prothèse fonctionne comme un nouveau sens, lui permettant de ressentir les champs magnétiques, leur amplitude ou leurs modulations. Il porte aussi des puces. Il est le seul grinder que j'ai rencontré en Suisse (les grinders ou biohackers revendiquent la liberté totale de leur corps. Ils s’augmentent ou s'opèrent eux-mêmes, souvent dans des conditions extrêmes).
La bioluminescence chez la méduse Aequorea victoria a permis aux scientifiques de faire certaines avancées grâce à la transgenèse, à savoir le transfert d’un gène d’une cellule d’une espèce vers une cellule appartenant à une autre espèce. C’est ainsi que des souris ont reçu ce gène et l’expriment une fois exposées aux UV. Cette propriété est utilisée par les chercheurs comme marqueur permettant d’analyser le développement de tissus ou d’organes, de tumeurs, etc.
Fribourg, 30 mars 2017.
La Galerie C a le plaisir de montrer pour la première fois en Suisse H+, la nouvelle série du photographe suisse Matthieu Gafsou.
Présentée à Arles en avant-première durant les Rencontres de la Photographie 2018, elle sera également visible du 20 mars au 20 avril 2019 à Vienne au sein de l’exposition “Bodyfiction”. L’exposition est organisée par le Kunst Haus Wien et s’inscrit dans le cadre du festival Foto Wien et de l’European Month of Photography.
“H+ traite du transhumanisme, mouvement qui prône l’usage des sciences et des techniques afin d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains.
Courant de pensée, école philosophique et mouvement international de grande audience, le transhumanisme, né dans la mouvance de la contre-culture américaine des années 1960 et théorisé de manière approfondie dans les universités californiennes à l’aube des années 1990, connaît aujourd’hui un engouement considérable. Matthieu Gafsou nous fait pénétrer au cœur des laboratoires où se développent exosquelette, neurostimulation, transfert de l’esprit humain sur ordinateur, cryogénie, transgenèse, cyborg, anthropotechnie, toutes disciplines ou réalisations qui déclinent à foison les promesses ou les peurs potentielles engendrées par le fameux sigle NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives).
Les photographies de la série sont peu contextualisées et elliptiques. Prises isolément, elles déroutent plus qu’elles n’explicitent. C’est une fois mises en réseau qu’elles tissent la toile d’un discours. Artificielles, les photos ressemblent à leur sujet : on ne sait plus si c’est le vivant qui s’éteint en devenant machine ou si l’inanimé prend vie.
H+ parle de notre corps, de notre quotidien et de notre rapport à la technique autant qu’elle ouvre sur des perspectives d’avenir. Aucune réponse n’est donnée, mais la série peut fonctionner à la fois comme un outil pour penser une question essentielle de notre présent et comme un espace poétique qui nous confronte à l’absurde de notre finitude.”(1)
Un ouvrage accompagnant la série est édité par les éditions Kehrer Verlag (anglais) et Actes Sud (français). Disponible à la Galerie C, il comprend également un essai de David Le Breton.
Le vernissage a lieu le jeudi 07 mars de 18h à 20h et vous pourrez découvrir l’exposition jusqu’au 13 avril.
Mercredi 20.03.19, 18h - Visite guidée de l'exposition "H+"
Télécharger le dossier de presse: ici
(1) Texte extrait et adapté du portfolio de l’artiste.